Entretien avec le professeur Angelo Del Boca, historien du colonialisme italien et spécialiste de la Libye
Comment jugez-vous la séquestration par les milices armées du premier ministre libyen Ali Zeidan, ensuite libéré ?
A. Del Boca : Cest un affrontement de pouvoirs. Cela fait partie du chaos dans lequel la Libye est tombée après la guerre de lOTAN qui a déposé Khadafi, de façon sanglante. Je ne suis pas du tout surpris par cette séquestration. Lan dernier, quand Anwar Fekini, figure importante de lopposition en exil (et petit-fils de Mohammed Fekini protagoniste de la révolte contre loccupation italienne du début du 20ème siècle) devait devenir premier ministre, jai essayé de len dissuader. Il était réticent à mes suggestions mais il ma récemment remercié en me disant : « Tu mas sauvé la vie ».
Quest-il arrivé en Libye depuis le meurtre de Khadafi en octobre 2011 ?
A. Del Boca : Il y a eu une prolifération des milices armées. Daprès des estimations des services de renseignements étasuniens elles sont plus de 500 et effroyables. La Maison Blanche elle-même, qui avait fourni son aviation à ces insurgés, en a fait la douloureuse expérience le 11 septembre 2012, quand les djihadistes ont attaqué le consulat étasunien à Bengazi et assassiné leur ambassadeur Chris Stevens et trois autres fonctionnaires étasuniens. Dans les milices le poids des djihadistes est très fort. Ainsi, après la capture ces jours-ci par des forces spéciales étasuniennes du présumé dirigeant dAl Qaeda, Abu Anas-Al Liby, très en vue dans le soulèvement libyen, la « riposte » des milices les plus islamistes a éclaté. Qui envoie dire à Washington : vous avez fait une arrestation arbitraire, contre notre souveraineté. La veille Ali Zeidan avait démenti toute aval de Tripoli à lopération. Mais le secrétaire dEtat Kerry la démenti quelques heures après, en révélant que le gouvernement libyen avait donné son consentement. Je tiens à rappeler un élément qui peut faire comprendre la collusion entre les milices et le gouvernement en Libye. Ali Zeidan est, étrangement, un homme très riche et il y a un mois seulement il a offert un milliard de dollars aux milices de Misrata, qui sont considérées comme les plus fortes et les plus radicales.
Peut-on dire que la crise en cours en Libye est, en quelque sorte, aussi une crise italienne, en ceci quelle met aussi en cause nos responsabilités politiques ?
A. Del Boca : Certainement. Je mexplique. Ces jours-ci jai essayé à plusieurs reprises de me mettre en contact avec le président Letta pour le conseiller. Parce que Letta a commis une erreur très grave : il a offert la disponibilité de lItalie au président étasunien Obama qui lui a demandé, du fait de notre proximité et de notre histoire, de sengager plus encore dans la crise libyenne. Comment ? En remettant sur pied larmée et la police en Libye, en reconstituant les institutions et, surtout, « en désarmant les milices ». Mais accepter cette « désarmante » et déconcertante requête voudrait dire se préparer de fait à la troisième invasion italienne de la Libye. Car, toujours selon les services étasuniens, les plus de 500 milices correspondent à environ 30mille hommes armés jusquaux dents, avec des cannons et des blindés. Une véritable armée aguerrie. Avec un trafic darmes incessant et massif vers la déstabilisation daires décisives comme Syrie, Sinaï (Egypte), nord du Mali, Tunisie et Algérie.
Mais, comme si ça nétait pas suffisant, il y a aussi deux autres questions, plus graves encore, qui mettent en ce moment en cause lItalie. En premier lieu, le fait que les Etats-Unis, face à la situation libyenne, ont décidé denvoyer des forces spéciales dès à présent plus de 200 marines- dans la base (étasunienne) de Sigonella (Sicile). Pourquoi le gouvernement Letta-Alfano est-il silencieux à ce sujet ? Il devrait au contraire prendre position, parce que lintention étasunienne équivaut de fait à louverture dun front en Libye de guerre « couverte ». On doit tout ça aux pays de lOtan et aux Etats-Unis qui avec la guerre de 2011 ont transformé la Libye en une nouvelle Somalie de 1993-94, quand celle-ci fut abandonnée par les troupes étasuniennes et italiennes, après laventure guerrière quils avaient vendue comme « humanitaire ». En somme, la Libye que nous avons connue nexiste plus, elle sest « somalisée » et avec des circonstances aggravantes pour nous parce que cest une « somalie » qui est en face de nos rives méditerranéennes. Et le président Letta veut y retourner « pour désarmer »
Et il y a aussi le massacre de Lampedusa
A. Del Boca : Oui, parce quil y a lautre épisode dramatique des migrants en fuite de la grande Afrique de lintérieur, fuite de la misère, de la faim, des guerres activées pour des intérêts occidentaux sur de gigantesques richesses minières et sources dénergie. Il y a deux jours, justement, en pleine syntonie criminelle avec le massacre de Lampedusa, et avec laval du gouvernement italien, létat-major de la Guardia di Finanza (douanes italiennes) et des Gardes côtes nationales a signé « un accord avec les autorités libyennes » -lesquelles ?- pour patrouiller conjointement les ports libyens. On peut se demander : avec quelles milices, avec quels leaders djihadistes avons-nous signé ce pacte incroyable, à qui avons-nous promis de l'argent italien pour arrêter militairement les désespérés qui fuient sur des embarcations dans la Méditerranée ?
Edition de vendredi 11 octobre 2013 de il manifesto
Comment jugez-vous la séquestration par les milices armées du premier ministre libyen Ali Zeidan, ensuite libéré ?
A. Del Boca : Cest un affrontement de pouvoirs. Cela fait partie du chaos dans lequel la Libye est tombée après la guerre de lOTAN qui a déposé Khadafi, de façon sanglante. Je ne suis pas du tout surpris par cette séquestration. Lan dernier, quand Anwar Fekini, figure importante de lopposition en exil (et petit-fils de Mohammed Fekini protagoniste de la révolte contre loccupation italienne du début du 20ème siècle) devait devenir premier ministre, jai essayé de len dissuader. Il était réticent à mes suggestions mais il ma récemment remercié en me disant : « Tu mas sauvé la vie ».
Quest-il arrivé en Libye depuis le meurtre de Khadafi en octobre 2011 ?
A. Del Boca : Il y a eu une prolifération des milices armées. Daprès des estimations des services de renseignements étasuniens elles sont plus de 500 et effroyables. La Maison Blanche elle-même, qui avait fourni son aviation à ces insurgés, en a fait la douloureuse expérience le 11 septembre 2012, quand les djihadistes ont attaqué le consulat étasunien à Bengazi et assassiné leur ambassadeur Chris Stevens et trois autres fonctionnaires étasuniens. Dans les milices le poids des djihadistes est très fort. Ainsi, après la capture ces jours-ci par des forces spéciales étasuniennes du présumé dirigeant dAl Qaeda, Abu Anas-Al Liby, très en vue dans le soulèvement libyen, la « riposte » des milices les plus islamistes a éclaté. Qui envoie dire à Washington : vous avez fait une arrestation arbitraire, contre notre souveraineté. La veille Ali Zeidan avait démenti toute aval de Tripoli à lopération. Mais le secrétaire dEtat Kerry la démenti quelques heures après, en révélant que le gouvernement libyen avait donné son consentement. Je tiens à rappeler un élément qui peut faire comprendre la collusion entre les milices et le gouvernement en Libye. Ali Zeidan est, étrangement, un homme très riche et il y a un mois seulement il a offert un milliard de dollars aux milices de Misrata, qui sont considérées comme les plus fortes et les plus radicales.
Peut-on dire que la crise en cours en Libye est, en quelque sorte, aussi une crise italienne, en ceci quelle met aussi en cause nos responsabilités politiques ?
A. Del Boca : Certainement. Je mexplique. Ces jours-ci jai essayé à plusieurs reprises de me mettre en contact avec le président Letta pour le conseiller. Parce que Letta a commis une erreur très grave : il a offert la disponibilité de lItalie au président étasunien Obama qui lui a demandé, du fait de notre proximité et de notre histoire, de sengager plus encore dans la crise libyenne. Comment ? En remettant sur pied larmée et la police en Libye, en reconstituant les institutions et, surtout, « en désarmant les milices ». Mais accepter cette « désarmante » et déconcertante requête voudrait dire se préparer de fait à la troisième invasion italienne de la Libye. Car, toujours selon les services étasuniens, les plus de 500 milices correspondent à environ 30mille hommes armés jusquaux dents, avec des cannons et des blindés. Une véritable armée aguerrie. Avec un trafic darmes incessant et massif vers la déstabilisation daires décisives comme Syrie, Sinaï (Egypte), nord du Mali, Tunisie et Algérie.
Mais, comme si ça nétait pas suffisant, il y a aussi deux autres questions, plus graves encore, qui mettent en ce moment en cause lItalie. En premier lieu, le fait que les Etats-Unis, face à la situation libyenne, ont décidé denvoyer des forces spéciales dès à présent plus de 200 marines- dans la base (étasunienne) de Sigonella (Sicile). Pourquoi le gouvernement Letta-Alfano est-il silencieux à ce sujet ? Il devrait au contraire prendre position, parce que lintention étasunienne équivaut de fait à louverture dun front en Libye de guerre « couverte ». On doit tout ça aux pays de lOtan et aux Etats-Unis qui avec la guerre de 2011 ont transformé la Libye en une nouvelle Somalie de 1993-94, quand celle-ci fut abandonnée par les troupes étasuniennes et italiennes, après laventure guerrière quils avaient vendue comme « humanitaire ». En somme, la Libye que nous avons connue nexiste plus, elle sest « somalisée » et avec des circonstances aggravantes pour nous parce que cest une « somalie » qui est en face de nos rives méditerranéennes. Et le président Letta veut y retourner « pour désarmer »
Et il y a aussi le massacre de Lampedusa
A. Del Boca : Oui, parce quil y a lautre épisode dramatique des migrants en fuite de la grande Afrique de lintérieur, fuite de la misère, de la faim, des guerres activées pour des intérêts occidentaux sur de gigantesques richesses minières et sources dénergie. Il y a deux jours, justement, en pleine syntonie criminelle avec le massacre de Lampedusa, et avec laval du gouvernement italien, létat-major de la Guardia di Finanza (douanes italiennes) et des Gardes côtes nationales a signé « un accord avec les autorités libyennes » -lesquelles ?- pour patrouiller conjointement les ports libyens. On peut se demander : avec quelles milices, avec quels leaders djihadistes avons-nous signé ce pacte incroyable, à qui avons-nous promis de l'argent italien pour arrêter militairement les désespérés qui fuient sur des embarcations dans la Méditerranée ?
Edition de vendredi 11 octobre 2013 de il manifesto
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